Génération désenchantée
Par L. Masson
En voulant chercher continuellement une certaine liberté de conscience, l’homme moderne en est arrivé à ne plus rien croire. En souhaitant se déprendre des structures collectives asservissantes, il a rencontré la solitude intellectuelle. 90% des français se disaient catholiques en 1905. 30% des salariés étaient syndiqués en 1949. La quasi-totalité des hommes nés avant 1960 ont connu les 16 mois de service national. 73% des femmes étaient mariées à 24 ans. A l’évidence, le français du XXe siècle était entouré d’instances structurantes. Il vivait dans une opulence de valeurs et n’avait plus qu’à choisir le sens il donnerait à sa vie.
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Son cousin, l’homme contemporain, n’a plus ce luxe. La conquête progressive de sa liberté, contre la religion, les syndicats, l’armée et la famille, a ouvert une béance idéologique qu’il n’avait pas anticipée. L’émancipation individuelle péniblement acquise l’a paradoxalement isolé. Cette fragmentation, cette atomisation des existences a exclu l’homme de l’Histoire. Loin des leçons impérissables tirées des grands moments nationaux comme l’affaire Dreyfus ou les guerres mondiales, l’héritage de l’homme moderne « n’est précédé d’aucun testament ». Et si cette absence de repères était déjà regrettée par R. Char, elle semble n’avoir jamais été aussi évidente pour notre génération, égarée dans les déserts funestes de l’absurdité. Sans référents, sans clés pour comprendre son univers, le contemporain sombre malgré lui dans une torpeur nihiliste.
Vidé de toute immanence, le monde ne peut que s’emplir d’un matérialisme vain. Attachés au mât de nos rares convictions, les chants des sirènes marchandes paraissent irrésistibles. Le sacré est transféré à la consommation. Nul besoin d’accomplissement personnel, il ne s’agit désormais que de satisfaire nos sens. Le plaisir et le bien-être d’abord. Netflix est le nouvel opium du peuple ; l’insouciance atonique la nouvelle doxa. Que l’on soit oisif ou travailleur, notre temps libre restant est entièrement dédié au divertissement.
Pour A. Schopenhauer, le bonheur de l’homme dépend de trois paramètres : ce qu’on est – le plus fondamental d’après lui –, ce qu’on a et ce qu’on représente pour les autres. L’ère actuelle accorde à l’évidence beaucoup d’importance à l’avoir et au paraître, et fait peu de cas de l’être. Il est pourtant illusoire de croire que les seules accumulations de biens, d’honneurs et de distinctions suffisent à remplir une existence. Tous ces subterfuges ne sont que des liqueurs douceâtres qui n’épancheront jamais notre soif d’idéal. Comme s’interrogeait déjà P. Valéry, que serions-nous en effet « sans le secours de ce qui n’existe pas ? »
Peut-être faut-il se rappeler qu’il existe encore des asiles riches de sens. Que la culture est un refuge pour les curieux apatrides. Que la littérature, les musées, les concerts, le cinéma ou le théâtre sont des auberges qui distribuent généreusement la nourriture de l’esprit. Et qu’enfin, ultime consolation de ce monde désenchanté selon F. Nietzsche, « nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ».
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