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Le progrès esclave de la technologie

Par L.Masson

« ​L'homme moderne est l'esclave de la modernité : il n'est point de progrès qui ne tourne pas à sa plus complète servitude ». De quel genre de progrès Paul Valéry voulait-il parler ici ? Si la notion traduit dans tous les cas une idée de croissance et d’évolution positive, elle cache des acceptions bien différentes. Réduire l’opposition politique à un duel entre progressistes et conservateurs trahit en réalité toute la polysémie du mot : sous le vocable de progrès, on peut tout à la fois parler des avancées sociales, du développement scientifique ou encore des innovations technologiques. Or, s’il fait peu de doutes que la reconnaissance du droit de vote aux femmes et que la découverte de la relativité restreinte ont contribué – à leur échelle respective – à l’avancement de l’humanité, l’amélioration des techniques semble moins, à première vue, intrinsèquement utile pour l’homme. Les modernisations technologiques sont en réalité profondément ambivalentes : les algorithmes ont tout aussi bien facilité les diagnostics médicaux que permis les publicités ciblées. L’innovation n’a pas de valeur en soi, tout paraît dépendre de l’utilisation que l’on en fait.

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Et celle-ci peut être parfois profondément régressive. Sous couvert de favoriser le bien-être et le confort de tous, certaines inventions techniques ne font souvent que nous asservir davantage. Notre accommodation rapide et constante aux nouvelles technologies rehausse systématiquement nos attentes : passé l’effet éphémère de l’inédit, le gain de temps ou de confort offert par la technologie devient vite un nouveau standard. De la même manière que l’adaptation hédonique fait qu’après tout événement heureux ou malheureux, nous revenons invariablement à un niveau de bonheur stable, l’adaptation technologique nous habitue irrémédiablement à toutes ces améliorations du quotidien. La vitesse d’Internet, la résolution de nos écrans ou la fluidité de nos téléphones constituent des avancées techniques indiscutables mais représentent désormais pour nous moins une chance qu’un acquis. L’homme, rivé sur ses désirs futurs, oublieux de ce qui a précédé, attend toujours davantage de l’avenir.

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On fantasme ainsi sur les prochaines découvertes technologiques en négligeant que l’on s’habituera inéluctablement à ces nouveautés le jour venu. Fort loin de la liberté promise, ces innovations nous rendent donc vite dépendants et modifient en conséquence nos comportements. En nous connectant numériquement, les messageries instantanées nous ont isolés physiquement. On ne se perd plus grâce au GPS, mais l’on ne trouve rien non plus. En somme, nous n’avons plus de contraintes, mais nous ne sommes plus maîtres. Nous sommes guidés, tels des somnambules qui acceptent à demi-mot la tyrannie de leur propre léthargie.

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Cette marche forcée vers la technologie, le peintre et sculpteur Alberto Giacometti l’avait dénoncée dès 1960. Son ​Homme qui Marche traduit par la plastique nos choix à l’égard de la technique : en voulant toujours aller de l’avant, nous perdons progressivement notre consistance. Notre conception technologique du progrès désépaissit l’homme. Et c’est cette même religion de l’évolution qui menace aujourd’hui notre propre milieu, énième paradoxe de cette espèce humaine qui a la tête dans les étoiles mais pas les pieds sur Terre. Insoucieux des bornes même de notre monde, nous avons ​désorbité l’univers. Comme le pleure ainsi Camus, « ​nous allumons dans un ciel ivre les soleils que nous voulons​ ».

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Associer le progrès et la technologie, c’est confondre deux éléments bien distincts et prendre comptant tout ce que les innovations proposent, sans s’offrir la possibilité d’opérer un tri. Car le progrès n’est pas toujours technologique, tout comme la technologie n’est pas souvent progressiste. L’intelligence artificielle ne peut représenter à elle seule le salut de l’humanité face au défi écologique. Croire en une rémission par la technique, c’est espérer un vain solutionnisme technologique. Si Rabelais avait pu assister à notre époque, il eût sûrement adapté son avertissement : croissance sans conscience n’est que ruine de l’âme.

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