Les nouveaux accusateurs publics
Par L.Masson
2500. C’est le nombre de fois où le couperet de la guillotine s'abattit sur ordre du Tribunal révolutionnaire. Bien loin de se fonder sur des preuves tangibles, l’accusateur public Fouquier-Tinville y requérait la mort par la seule force de ses paroles et par la seule autorité de son indignation. ​Ce simulacre de justice est-il définitivement derrière nous ? Les exécutions sommaires ont certes disparues, mais les jugements expéditifs et emportés ne paraissent pas avoir cessés. Ils semblent s’être plutôt déplacés, des prétoires vers l’agora.
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En ces temps d’hystérie médiatique, où l’information est devenue spectacle, où le sensationnel du scoop donne la mesure de l’audience, on ne s’encombre pas de la vérité. Internautes comme journalistes, la place publique s’est transformée en grand cirque du commentaire. Tout fait notable est désormais traduit aussitôt devant le tribunal de l’opinion. Alors qu’en physique, la réaction répond proportionnellement à la force déployée, la réaction médiatique, elle, dans son emballement caractéristique, dépasse bien souvent le stimulus originel. Le culte de la polémique moderne est né : il inspire les chaînes d’infos en continu ​et nourrit la plume des essayistes.

Loin de promouvoir la variété du débat public, les polémiques contemporaines agissent comme des trous noirs. Elles engloutissent le problème principal par le magnétisme des réactions. Chacun doit avoir son mot à dire, peu importe ce qui résultera de ce vaste monologue collectif. Aucune solution substantielle n’est en somme proposée ; la polémique ne sert qu’à occuper l’espace, le temps qu’une nouvelle la remplace. Lorsque le sujet de dispute semble avoir été épuisé, lorsque chaque glossateur n’y trouve plus rien à redire, une nouvelle information polémique est livrée en pâture, comme une énième carcasse jetée dans la fosse aux lions.
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Et puis ces controverses médiatiques sont tirées bien souvent d’une certaine colère partagée. En cela, elles semblent servir d’exécutoire, de catharsis collective. Blâmer l’autre, c’est d’abord éviter de se juger soi-même. « ​Je m’indigne donc je suis​ », tel pourrait être le nouvel adage du siècle. Mais si notre société aime s’offusquer, elle n’agit pas toujours en conséquence. La polémique semble bien être la fille jacassière de l’indignation.
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Surtout, ces vaines chicanes prennent en otage le débat en exigeant de chacun un avis tranché. Refusons ces chantages mesquins, où chaque épisode de l’actualité passe au tamis réducteur du "pour ou contre ?". Tout n’est pas binaire. Une telle manière d’appréhender la société ne correspond pas à la complexité du réel et nous ampute d’un large pan de réflexion. Contre ces emportements passionnés, réapprenons la tempérance ; contre ces querelles manichéennes, revendiquons la nuance.
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Ces polémistes devront-ils s’indigner pour nous encore longtemps ? Peut-être nous faut-il moins de ces nouveaux accusateurs publics, peut-être nous faut-il plus d’avocats de la mesure. Définitivement, refusons d’être le simple écho des opinions d’autrui. Ne soyons ni des pantins de ventriloques, ni des girouettes au vent d’époque. Cessons donc d’être résonnants, et devenons enfin raisonnants.
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