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Frénésie de l'instant 

Par L.Masson

Tout comme la vitesse du véhicule empêche le conducteur d’apercevoir la richesse du paysage, la rapidité de nos vies nous empêche de regarder autour de nous. Que nous ayons notre tête dans le guidon ou dans le volant, chacun a cette sensation partagée d’une existence frénétique, d’un temps qui passe trop vite.

 

Déjà la fin de l’année, du mois, de la journée ; le temps file et nous courons derrière. Il faut dire que notre époque ne fait rien pour ralentir le cours des choses. Dans nos mondes virtuels, dans cette omniprésence d’ondes et d’écrans, l’individu est constamment sollicité. Au réveil, dans les transports, pendant les pauses, avant de se coucher, aucune occasion ne manque pour jeter un coup d’œil à nos smartphones. Les notifications accaparent notre attention et les journées défilent dans une frénésie silencieuse. 

 

 

 

Par cette profusion d’occupations, on croit vainement avoir une vie plus riche, plus dynamique qu’avant la révolution technologique. On imagine être mieux renseignés grâce aux flash-infos, on croit être mieux entourés grâce aux réseaux. En ayant artificiellement rempli notre existence, nous avons définitivement tué l’Ennui, ce monstre terrifiant. Mais en l’anéantissant, n’avons-nous pas dissous, par la même occasion, l’épaisseur de nos vies ? À l’ère numérique, tout est nouveau, mais tout est mort-né : le culte permanent de l’inédit provoque l’obsolescence systématique de tout objet, de tout mouvement. Que sont devenus les hand-spinners, l’Ice Bucket Challenge et Nuit Debout ? Il n’y jamais eu autant de suranné que dans cette époque de l’instantané. À la recherche du programme télévisuel idéal, notre vie n’est qu’un immense zapping. Notre concentration devient capricieuse, notre attention devient flottante. Il n’y a plus de place pour la profondeur : en surfant sur Internet, nous restons sagement à la surface des choses. 

 

 

 

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Grande ville, Otto Dix, 1927-1928

En vivant dans l’immédiat, nous vivons hors temps. Orphelin d’une filiation temporelle, chaque moment est atomisé, réduit à lui-même. Comme l’exprime ainsi Sylvain Tesson, ​« les heures coulent, chaque jour s’efface et le néant triomphe »â€‹. Il n’y a plus d’inscription dans une chronologie, dans un temps long. Nous sommes les premiers sur Terre, et après nous le déluge. Tout ceci revient pourtant à oublier l’importance de l’héritage historique et la leçon d’Hegel : pour l’individu comme pour la nation, ​« être c’est avoir été ». L’amnésie mémorielle provoque l’inconsistance identitaire. 

Comment donc sortir de cette impasse et retirer nos œillères ? La solution semble se déduire du constat dressé : en redonnant de la valeur au temps. Pascal disait déjà que le malheur de l’homme venait d’une seule chose, celle « de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre ». N’ayons plus peur de l’ennui, car c’est lui qui permet de sentir la densité de l’instant. C’est lui qui permet de redonner du sens, de reprendre la maîtrise des évènements. Se retenir de dégainer son smartphone à chaque attente, et pour le moindre temps mort, c’est déjà redonner de l’épaisseur au moment, c’est déjà vivre un peu plus intensément. Limiter ses distractions intempestives, c’est enfin se détourner de préoccupations stériles, c’est enfin se retrouver soi-même. Arrêtons-nous donc sur le bord de la route, et descendons du véhicule pour regarder autour : le monde n’est pas moins beau qu’hier, c’est nous qui allons trop vite. 

 

 

 

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