L’ombre de Franco plane toujours sur l’Espagne
Par Philippine THIBAUDAULT
Que faire de Franco ? Quarante-trois ans après la mort du dictateur, l’Espagne s’interrogeait encore ces derniers mois sur le devenir du corps de Francisco Franco.
Le 24 octobre dernier, le dictateur a déménagé du « Valle de Los Caídos » (Vallée des morts) pour rejoindre son épouse au cimetière de Mingorubbio dans le nord de Madrid.
L’exhumation de celui qui a vaincu la guerre civile espagnole entre 1936 et 1939, et qui a ensuite dirigé d’une main de fer le pays jusqu’à sa mort en 1975, cristallise toujours les tensions. Aujourd’hui il est question de la sécurité du mausolée. Dès son installation, le lieu avait été protégé d’une porte blindée, de capteurs volumétriques et de barres de fenêtres. Jusqu’alors la sécurité était gérée par la police nationale, mais le gouvernement cherche désormais à faire appel à une entreprise externe. La Direction générale du patrimoine de l’Etat, placée sous la tutelle du ministère des Finances, vient d’attribuer un contrat pour le contrôle du mausolée, situé sur un terrain public, à la firme « Ariete Seguridad, Vigilancia y Protección SA ».
Et l’ombre de Franco risque de continuer à flotter sur la vie politique espagnole. La famille prévoit de déposer un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) entre janvier et février afin de mener une dernière bataille pour l’exhumation du dictateur.
Les conséquences de toute une année de polémique
Rappelons les faits. A son arrivée à la tête du gouvernement en juin 2018, le socialiste Pedro Sanchez arrivait avec une promesse : faire exhumer le corps Franco et convertir son monument funéraire en un lieu de mémoire et de réconciliation. Avec cette décision, l’ex-candidat pensait marquer les esprits des espagnoles et des européens et ainsi déterrer du passé les fantômes du « PP » (Partido Popular), l’opposition de droite.
Si le “Valle de los caidos” pose autant problème et suscite une réaction politique, c’est qu’il était devenu un lieu d’un pèlerinage. Situé à une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Madrid, dans un grand monument austère situé sur le flanc de la Sierra de Guadarrama, « el Valle de los Caidos » est une basilique souterraine au fond de laquelle le tombeau de Franco a été niché dans une crypte. Sa dépouille reposait dans ce mausolée, veillée par des moines bénédictins, et construit sur les instructions du dictateur lui-même. Seulement, chaque année, des dizaines de milliers de touristes, de curieux ou de nostalgiques du dictateur visitaient ce site, dominé par une croix en granit de 150 mètres de haut.
Mais ce n’est pas tout. Dans le sous-sol du mausolée reposent quelque 33 000 cadavres de combattants de la Guerre civile, jetés pêle-mêle à l’époque, ce qui en fait la plus grande fosse commune du pays. En 2017, une loi votée à la Chambre basse avait obligé l’exhumation du « Valle de los Caidos » de « toute personne n’ayant pas été victime de la guerre civil ». Franco étant décédé de mort naturelle en 1975, sa dépouille devait donc être extraite du site.
Une décision politique opposant deux camps
Pedro Sanchez avait pensé à tout, sauf à un détail. L’exhumer, d’accord, mais pour aller l’enterrer où ? Et surtout, comment éviter que sa nouvelle tombe ne se transforme en un lieu de pèlerinage de l’extrême droite et de toutes les dérives fascistes européennes ? Pour y répondre, le gouvernement avait alors préparé une loi pour empêcher qu’il ne soit enterré dans un lieu où l’on puisse « exalter sa mémoire ».
Francisco Franco mérite-t-il les honneurs d’une sépulture entretenue aux frais du contribuable ? C’est justement en réponse aux protestations de la gauche que le gouvernement s’était décidé à mettre fin à une longue anomalie historique. Emilio Silva, lui-même petit-fils de victime du franquisme, et fondateur de l’ « Association pour la récupération de la mémoire historique », s’interroge : « Dans quel autre pays d’Europe voit-on enterré un dictateur au milieu de ses victimes, dans un monument bâti par des prisonniers politiques condamnés aux travaux forcés, et dont l’entretien est financé par des fonds publics ? ».
La famille de Franco, elle, criait à la « farce juridique » du gouvernement, et l’accusait de « profanation de sépulture ». Elle finit pourtant par céder et par accepter la décision gouvernementale, mais à la condition de choisir les lieux qui accueilleraient Francisco : le caveau acquis par la famille dans la crypte de la cathédrale de l’Almudena, en plein centre de Madrid. Tout le contraire du lieu discret voulu par le gouvernement, qui finira par rejeter leur demande.
Le politologue Pablo Simón, professeur à l’Université Carlos III de Madrid, explique ce contexte : « Pedro Sánchez a transformé malgré lui l’histoire de la dépouille de Franco en un grand show tragi-comique. C’est absurde, mais cela montre combien le pays est mal à l’aise avec son passé et à quel point certaines fractures de la guerre civile restent à vif. »
L’appel à l’aide urgent des deux parties
Les semaines passent et le cauchemar continue pour le gouvernement. C’est finalement vers le Vatican qu’il s’est tourné à la fin du mois d’octobre, avec l’espoir que le pape François puisse jouer le rôle d’arbitre dans cet interminable feuilleton. La décision fut prise : le Vatican ne s’opposera pas à l’exhumation de Franco. Cela fait maintenant deux mois que Franco a trouvé demeure au coeur de la capitale espagnole.
Après tout ces mois de batailles, la famille espère que le tribunal de Strasbourg condamnera l’Espagne pour avoir expulsé Franco du « Valle de Los caídos » sans son consentement et pour leur avoir refusé un enterrement dans la cathédrale de l’Almudena. Si la CEDH déclare maintenant que ses droits ont été violés, le jugement forcera l'Espagne à leur verser une compensation, mais en aucun cas cela n'ouvrirai la porte à la dépouille de Franco et à son transfert.
En attendant Francisco Franco, même mort, continue de cristalliser les tensions, et de provoquer des débats. Actuellement, la tombe de Franco continue de connaître une certaine fréquentation. Si le gouvernement prétendait envoyer le dictateur aux oubliettes, c’est décidément raté.